Le 18 mai dernier, une vidéo de la députée américaine Katie Porter est devenue virale. Dans le cadre d’une enquête sur les prix de deux médicaments de la société AbbVie, la députée interpelle le dirigeant de la compagnie.
Une vidéo de la séquence complète (les sous-titres sont activables) : ici.
Une synthèse en français par France Info : Brut.
Des dividendes vingt fois supérieurs au budget R&D
L’intervention de Katie Porter ne nous fait pas découvrir les abus et mensonges de l’industrie pharmaceutique concernant les prix de plus en plus exorbitants de leurs traitements. Mais elle permet de rendre concrète cette réalité grâce à un simple tableau et des disques de couleurs représentant la ventilation du budget d’un traitement, l’Imbruvica.
L’impact est d’autant plus saisissant que le PDG d’AbbVie ne peut plus louvoyer et doit admettre les faits. Entre 2013 et 2018, sa société a investi de loin beaucoup plus en rachat d’actions1Le rachat d’action permet à l’entreprise d’augmenter la valeur de l’action. et dividendes (50 milliards $) qu’en recherche et développement (2,5 milliards $). Les dépenses en marketing, quant à elles, représentent deux fois celles de la R&D (4,71 milliards $). Les dirigeants, quant à eux, ont touché 334 millions de $ sur la période.
“Donc, M. Gonzalez (PDG d’AbbVie), vous dépensez tout cet argent pour vous assurer de faire de l’argent plutôt que d’investir, développer des médicaments et aider les patients avec des traitements abordables et qui sauvent des vies.”
La députée poursuit, “Vous mentez aux patients quand vous leur faites payer deux fois le prix pour un traitement sans valeur ajoutée et après, vous mentez aux politiques quand vous nous dites que la R&D justifie ces hausses de prix.”
“Le conte de fées de Big Pharma est celui d’une R&D révolutionnaire qui justifierait des prix astronomiques. Mais la réalité des industriels est que vous dépensez la majorité de l’argent de votre compagnie pour vous-même et pour vos actionnaires.”
“Et c’est un fait que vous n’êtes pas honnête avec les patients et les politiques, et que vous nous abreuvez de mensonges quand vous nous dites que nous devons payer des prix astronomiques pour obtenir des ‘traitements innovants’.”
Ici, Katie Porter emploie des guillemets pour parler de ‘traitements innovants’. Ayant investigué sur la question, elle n’ignore plus que cette expression maintes fois rabâchée n’est qu’un leurre.
Un rapport accablant
Aux États-Unis, une enquête de longue haleine menée par des députés a eu pour objet de comprendre les mécanismes de la montée en flèche du prix moyen des médicaments de prescription :
Katie Porter appuie son intervention sur l’un des rapports de la Chambre des représentants, concernant la compagnie AbbVie :
La commission a consulté plus de 170 000 pages de documents internes obtenus à la suite d’une assignation en raison d’un refus de coopérer de la part de la compagnie.
On y détaille par le menu, non seulement les bénéfices disproportionnés de la compagnie, mais également la multitude de stratégies mises en place pour augmenter les prix, s’entendre avec la concurrence, exploiter au maximum les brevets pour garder le monopole et abuser de la loi sur les médicaments orphelins.
Une augmentation des prix débridée
Humira est un traitement employé pour traiter les rhumatismes inflammatoires et d’autres maladies auto-immunes. C’est la molécule qui rapporte le plus gros chiffre d’affaires au monde. En 2020, elle a rapporté 16 milliards de $ de bénéfices nets aux États-Unis. Là-bas, le traitement coûte 77 000 $ par an, soit 470% de plus que lors de son lancement en 2003. En 17 ans, Humira a connu 27 augmentations de son prix.
Quant à Imbruvica, employé pour traiter, entre autres, un type de lymphome (lymphome du manteau), le coût annuel s’élève à 181 529 $ pour une année, soit 82% de plus qu’à son lancement en 2013.
Absence de négociation des prix avec Medicare
Le système de sécurité sociale américain Medicare ne concerne qu’une partie de la population (les plus de 65 ans et certaines catégories de population). Les lois américaines n’autorisent pas la négociation directe des prix avec les industriels. Les députés estiment que des milliards de dollars pourraient être économisés chaque année si c’était le cas.
Des différences de prix avec le reste du monde
Du fait de l’absence de négociation aux États-Unis, les deux médicaments y affichent des prix nettement supérieurs. Par exemple, une dose d’Humira (3000 $ aux USA) coûte 1000 $ de moins dans des pays comme le Canada, le Japon ou l’Angleterre. De la même manière, le prix pour l’Imbruvica est le double aux États-Unis.
Les documents internes d’AbbVie incluent des centaines de pages de plaintes de la part de patients. Un patient, acculé par les hausses de prix de l’Humira, a qualifié l’attitude de la société de “froide et sans cœur”.
Utilisation abusive des brevets afin de prolonger les monopoles
Des documents internes montrent qu’AbbVie considère le système de brevets aux États-Unis comme bien plus protecteur pour leur monopole qu’ailleurs dans le monde. AbbVie a utilisé au-delà de 250 brevets pour Humira afin de bloquer la concurrence de biosimilaires2Equivalent des génériques pour les médicaments biologiques dont Humira fait partie . moins onéreux.
La plupart de ces brevets ont été instruits alors même que l’autorisation de mise sur le marché était déjà obtenue. Ce qui implique que leur but était bien de stopper la concurrence et protéger les revenus de la compagnie.
En 2014, les dirigeants d’Abbvie ont estimé que 3 à 5 biosimilaires concurrents auraient pu arriver sur le marché en 2017. AbbVie a obtenu des accords avec 4 de ces concurrents, retardant leur arrivée sur le marché jusqu’en 2023.
Abus de la législation sur les médicaments orphelins
Cette législation a pour but d’inciter les industriels à développer des traitements pour les maladies rares en leur octroyant des conditions favorables de monopole. Alors que les dispositions favorables réservées aux médicaments orphelins visent à compenser un marché restreint par la rareté des pathologies concernées, AbbVie a obtenu le statut de médicament orphelin pour Humira. En réalité le traitement est un blockbuster, avec un très gros marché planétaire. Aujourd’hui, AbbVie détient huit autorisations relevant de la règlementation des maladies orphelines pour Humira.
La société a été jusqu’à mettre en place des autorisations séparées et échelonnées, ainsi que des périodes d’exclusivité pour différents groupes d’âges de patients atteints de la même maladie rare.
Entente sur les prix avec Amgen
Le plus sérieux concurrent pour Humira est Enbrel, le blockbuster de la société Amgen. Plutôt que de baisser les prix, comme on pourrait s’y attendre dans un marché concurrentiel, les deux sociétés ont formé une entente. Ce qui a eu pour conséquence l’alignement des augmentations consécutives de leurs traitements. Le graphique ci-dessous montre l’évolution des prix depuis 2003 :
Des dépenses de recherche basées sur le profit
À la demande de la commission, AbbVie a estimé ses dépenses en recherche et développement. Pour Humira, elle les a estimées à 5,19 milliards $ entre 2009 et 2018. Cela représente seulement 4,2% du revenu net de la molécule sur la période.
Les documents internes de la compagnie montrent qu’une proportion importante des dépenses de recherche pour la molécule ont visé l’extension de son monopole. Il s’est agi de développer des “améliorations” pour Humira, telles que la formulation “haute concentration” ou bien “libération prolongée”. Des modifications mineures de formulation qui permettent de prolonger les brevets. Une tactique bien connue de l’industrie.
Pour donner une idée concrète de la stratégie de la société, le rapport donne un exemple. Concernant les études cliniques en vue d’une autorisation de mise sur le marché pour la maladie de Crohn légère à modérée, la société a estimé que leur coût s’élèverait à 34,63 millions $. En comparaison, la plus-value attendue était de 923 millions $.
AbbVie : mouton noir ?
On peut légitimement se poser la question de savoir si les pratiques de la compagnie AbbVie pointées par les députés américains sont isolées ou bien si elles sont courantes chez Big Pharma. Cela fera l’objet d’autres articles sous peu, mais l’on peut déjà répondre que le phénomène est généralisé et va en s’aggravant.
Le rapport à charge contre AbbVie concerne sa pratique scandaleuse d’inflation des prix aux États-Unis. Ce dernier s’arrête à l’aspect comptable, ô combien primordial, mais insuffisant.
Mais la question de la valeur d’un médicament ne s’arrête pas à son prix. Et le préalable à sa fixation devrait être avant tout sa valeur thérapeutique. Abordons maintenant ensemble cet aspect des deux traitements d’AbbVie.
Valeur thérapeutique
Il serait trop fastidieux de reprendre l’ensemble des évaluations internationales pour les différentes indications d’Humira et Imbruvica. Dans cet aperçu, nous avons choisi de nous appuyer sur la HAS (Haute Autorité de Santé) et sur les avis de la revue indépendante Prescrire.
Un prérequis indispensable est de connaître la méthode d’évaluation de la HAS par l’indice d’ASMR (Amélioration du Service Médical Rendu). Ce critère évalue la plus-value thérapeutique d’un nouveau médicament dans une indication spécifique par rapport à l’ensemble des traitements déjà connus. Un ASMR de niveau 1 qualifie un progrès thérapeutique majeur. Cette note est rarissime.
Un ASMR de 5 signifie une absence de progrès thérapeutique. On pourrait penser que de tels traitements ne devraient pas avoir leur place dans l’arsenal thérapeutique. Ou du moins, qu’ils devraient coûter moins cher. Mais dans la réalité, cette note concerne 3/4 des nouveaux traitements, et leurs prix n’en sont pas affectés.
Autorisations pour Humira
HAS
Un rapide coup d’œil aux évaluations concernant l’Humira par la HAS peut intriguer et devrait donner envie de cliquer sur le lien du site officiel, afin de dérouler l’ensemble des indications :
Humira ne faillit pas à la règle des 3/4. La plupart de ses indications sont assorties d’un ASMR mineur ou inexistant. Seule l’indication Spondylarthrite ankylosante obtient une évaluation favorable.
Prescrire
Les avis de la revue Prescrire qui suivent concernent les indications les plus récentes :
“Pas d’efficacité démontrée dans les indications, population ciblée non étudiée, pertinence clinique incertaine…”
Seule la valeur monétaire de l’Humira est certaine :
Autorisations pour Imbruvica
Evaluations Prescrire / HAS
Voici maintenant les trois avis de la revue Prescrire concernant l’Imbruvica. Et les avis de la HAS correspondants.
Effet incertain sur la survie, qualité et quantité des études insuffisantes, laxisme de l’autorité européenne3Lire à ce sujet un article consacré à la question des évaluations européennes, ASMR maximale 3 (modérée).
Ne serait-on pas en droit d’attendre de meilleurs résultats pour un traitement au prix très élevé?
Prescription hors-AMM
L’industrie pharmaceutique se retrouve régulièrement dans le box des accusés pour avoir fait la promotion de ses traitements en dehors des indications officielles. Cette pratique s’appelle prescription hors-AMM (off-label prescription) et c’est une manière d’augmenter les profits à bon compte.
Et elle est très courante, si on en juge de par la liste des entreprises qui ont eu le malheur de se faire prendre la main dans le sac.
En tant que médecin généraliste, j’ai eu l’occasion de voir prescrit l’Imbruvica à l’une de mes patientes dans le cadre d’une récidive d’un lymphome cérébral de type B. Le hic pour elle, c’est qu’il ne s’agissait pas d’une indication officielle de ce traitement.
La patiente ayant déménagé, j’ai rédigé un courrier de synthèse afin de faire le lien avec le nouvel oncologue de la patiente et l’informer de mes interrogations quant à cette prescription hors-AMM.
J’ai également informé la famille du fait. Quelques mois et 6 000 € plus tard, le traitement est considéré inefficace. Il est arrêté.
Cet exemple correspond-il à une stratégie délibérée de la firme AbbVie de promotion hors-AMM, ou bien s’agit-il d’une initiative personnelle d’un médecin oncologue un peu joueur?
Quoi qu’il en soit, depuis 2014, ce dernier affiche sur la base Eurosfordocs, des émoluments de la société AbbVie à hauteur de 10 834 € et des contrats de consultant pour la firme.
AbbVie nous prend pour des cons
C’est un fait que personne ne pourra nier. Tout d’abord, comme l’a démontré la commission, parce que la compagnie pratique des tarifs totalement indécents et décorrélés du prix de revient. Ce qui leur permet d’engranger des bénéfices colossaux. Pour cela, elle applique avec méthode différentes stratégies douteuses mais puissamment efficaces.
Ensuite, et cela est moins discuté, parce que la valeur thérapeutique de ses traitements est pour le moins fragile, voire nulle dans de nombreuses indications.
Pour figurer au mieux la situation, j’emprunte la phrase suivante à Claudina Michal-Teitelbaum. Face à l’industrie pharmaceutique, nous sommes un peu comme les aborigènes à qui les conquistadors offraient des verroteries en échange de métaux précieux.
Alors si AbbVie nous prend pour des cons, c’est peut-être parce que nous le sommes tous plus ou moins, que l’on soit citoyen, patient, politique, soignant, employé de l’industrie pharmaceutique.
Katie Porter est sortie de cette condition de crédulité et montre la voie à d’autres pour un éveil des consciences sans lequel rien ne viendra infléchir la dérive actuelle.
Merci à Lulu pour le repérage de la vidéo.
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